Le carnaval est comme chacun sait une tradition millénaire de festivités rituelles où beaucoup de principes sont abolis ou inversés, soupape nécessaire de « catharsis » (actions ou moments pour se libérer d’émotions contenues) dans un monde souvent trop rigide. Dans la tradition catholique le carnaval marque le début du carême, les 40 jours avant les fêtes de Pâques.
Si il a été autrefois un événement incontournable de toutes les villes catholiques du Mexique (comme de France d’ailleurs), il ne subsiste pas partout avec la même ferveur. On a tout de même pu dénicher un Carnaval particulièrement intéressant dans sa dimension cathartique, celui de Huejotzingo.
Pendant 4jours, les habitants de Huejotzingo vont se costumer en différents personnages et reconstituer certains éléments historiques ou symboliques de leur culture, que j’ai eu le malheur de ne pas mieux comprendre avant d’être sur les lieux.
En arrivant sur place on est d’abord surpris par le bruit, car on entend de très loin les explosions des pétards qui se joignent aux nombreuses « bandas » (petites fanfares) qui accompagnent les différents groupes costumés éclatants de couleur qui se rendent vers la place principale. Et en s’approchant on réalise vite (à la plus grande frayeur de Oscar) qu’au-delà des pétards ce sont surtout des coups de feu qu’on entend puisque presque tous les participants, hommes, femmes et même enfants sont équipés de fusils, les « huéhués »… qui tirent des balles à blanc, avec un bruit d’enfer. Et ils s’en donnent à cœur joie !
En effet une des principales traditions de ce carnaval, né en 1868, est de faire revivre une célèbre bataille, celle de 1862 qui a opposé les forces Napoléoniennes aux forces Mexicaines, et vous vous doutez bien de l’issue de la bataille, célébrée chaque année depuis lors. Du coup comme on était les seuls touristes on n’a pas trop fanfaronné avec notre identité de français vu que même à blanc un coup de fusil à bout portant est effrayant et qu’ils ont la gachette facile. On a pris notre meilleur accent espagnol pour discuter avec les participants afin de mieux comprendre la signification de leurs déguisements.
Déception pour moi, la plupart ne savent même pas pourquoi ils portent leur costume (comme beaucoup de soldats à l’époque ne savaient certainement pas pourquoi ils se battaient), j’ai donc fait quelques recherches pour vous éclairer.
En effet les costumes sont presque exclusivement des costumes guerriers masculins masqués et barbus, avec certains thèmes qui reviennent et correspondent à autant de groupes bien définis. Dans la tradition locale, chaque quartier de la ville adopte un thème particulier pour constituer son bataillon.
Il y a tout d’abord ceux qui représentent les Mexicains locaux, les « Zacapoaxtlas ». Ils portent des sortes de ponchos colorés brodés de perles et décorés de fresques représentant des scènes de la vie quotidienne et des sombreros ornés de grandes plumes vertes, blanches ou rouge. Leurs masques ont une grande moustache noire.
Pour les soutenir, les « indios » des alentours sont également représentés, et ils symbolisent la solidarité du peuple natif face aux différents envahisseurs. Ils portent sur leurs tuniques des fresques représentant des divinités locales et ont sur leur dos les attributs des hommes locaux, pour la plupart des paysans : des paniers de fruits, des épis de maïs, des animaux empaillés (des vrais, de l’écureuil à l’aigle), des accessoires agricoles etc. Ils ont de grandes coiffes en plumes et en paille, symbolisant leur passé aztèque et des masques avec des moustaches blanches.
Dans le camp opposé on trouve ajoutés deux corps d’armées qui ont dû là encore marquer les mémoires à l’époque par leur exotisme
Il y a les « Zouaves » français, avec le traditionnel costume de pantalon rouge bouffant, bottes noires, calot et veste bleue, l’ensemble un peu revisité pour le carnaval, avec des revers brillants de sequins, des vestes brodées et chamarrées et des calots scintillants de paillettes, leur donnant un air d’artistes de cirques plus que d’arrogants guerrier. Autant de fanfreluches qui auraient fait rougir de honte un fier soldat. Ces Zouaves portent sur le dos une caisse en bois peinte aux couleurs de la république avec les inscriptions « R.F. » dans laquelle ils gardent leurs munitions. Ils agitent des drapeaux tricolores et sur les canons qu’ils transportent avec eux, entourés de majorettes, est écrit fièrement « Vive le France ». Et pour couronner la caricature, ils portent un masque avec un visage couperosé à la barbe blonde en pointe et la pipe vissée à la bouche. Intéressant témoignage de l’image du français dans l’inconscient local !
Et pour les accompagner il y a les « Turcs » avec pantalons blanc bouffants, vestes bleues, barbe noire, turbans et babouches, le tout débordant de couleurs vives et de tissus brillants, qui symbolisent le soutien du Sultan d’Egypte à la France. Ils sont accompagnés de quelques femmes en danseuses orientales pour pimenter le défilé, rares costumes féminins.
Ensuite viennent les « fantassins », qui ont un rôle équivoque, avec l’uniforme des armées napoléoniennes, veste bleue et pantalon rouge avec une grande coiffe, l’ensemble étant bien entendu fortement galonné et rebrodé pour mieux briller, mais aussi avec des tuniques Mexicaines, montrant leur tentative d’implantation dans le pays et leur position ambivalente vis-à-vis des Mexicains.
Les bataillons étant formés, le Carnaval peut commencer. Après avoir paradé en dansant au sang des fanfares dans leurs costumes magnifiques et en faisant joyeusement usage de leurs armes vient le plaisir ultime pour tous ces « soldats de carnaval » de l’affrontement.
Car ces différents corps dont le seul point commun est d’être tous armés des mêmes fusils et de beaucoup de munitions vont en effet se ranger en bataillons derrière leur général et, sous le regard enthousiaste du public local, ils vont mimer sur la place principale (bien nommée « Plaza de Arma ») leur affrontement en bataille rangée avec un feu nourri de fusils et de petits canons qu’on n’a -à mon grand regret mais au plaisir de mes tympas- pas eu la force auditive de supporter. En bon français on a donc battu en retraite dans la voiture à la première occasion, avec Oscar dans un état de panique indescriptible, persuadé qu’on allait se faire attaquer malgré nos explications sur le fait que c’était juste un jeu.
Les autres représentations de ce carnaval, si elles sont moins martiales, n’en donnent pas moins lieu à un débordement de coups de feu et autres pétards (pour les plus jeunes).
Il s’agit d’abord de l’histoire d’un enlèvement de Elena (décidément, ce prénom attire les histoires d’amour compliquées), la fille du gouverneur par son amant qui était alors un célèbre bandit indigène, Agustin Lorenzo. Il arrive à cheval et va à l’aide d’une échelle enlever la belle effarouchée et s’enfuir avec elle et sa bande dans une belle cavalcade sous une salve de tir nourri au point qu’ils disparaissent dans un nuage de fumée.
Morale catholique oblige, ils vont ensuite revenir pour représenter un mariage traditionnel catholique, symbole de la conversion des indiens.
Mais comme tout couple d’amant qui se vaut, le couple mythique aura sa fin tragique car des soldats – probablement avinés – vont finalement mettre le feu à la cabane où ils s’étaient réfugiés et leur amour s’embrasera une dernière fois, marquant également la fin du Carnaval.
Dans chaque paroisse de la ville, les jours du Carnaval sont aussi l’occasion de défiler en procession pour honorer les morts de l’année, là encore en fanfare et en grande pétarade car la mort au Mexique, c’est une fête.
Et le soir, sous des grandes tentes ou dans la rue, les corps (d’armée, mais pas que) se confondent joyeusement et la fête continue jusque tard dans la nuit à grand renfort de Micheladas (bière avec du citron et du piment), de Mezcal (alcool d’agave) et de Pulque (cactus fermenté) et donc bien entendu d’explosions de joie et de poudre.
Et si ce carnaval si « explosif » s’est maintenu jusqu’à aujourd’hui, c’est probablement parce qu’au-delà de la fierté patriotique de la résistance face à l’envahisseur (dont comme mentionné il ne reste pas grand-chose dans la mémoire des participants) il donne l’occasion à toute la population d’exprimer par le bruit assourdissant des coups de feu et par ce simulacre de lutte toute les frustrations accumulées, les jalousies et les petites rancœurs, et assouvir ainsi une grosse partie des désirs de violence. On peut comprendre que c’est jouissif de « faire la guerre » en grandeur nature sans risquer sa vie. La Catharsis s’opère ainsi et le quotidien peut reprendre paisiblement dès le mercredi des cendres. Quelques points d’audition en moins…