La légende de la Femme Serpent de Getsemani

La ville de Carthagene, en Colombie, est riche de nombreux siècles d’histoires et d’un métissage de natifs, de colons et d’esclaves qui lui donnent une culture unique, aussi colorée que ses rues. La vieille ville coloniale, qui a été pendant longtemps le principal port d’amerique latine, ouvrant ses bras aux navires de toute l’Europe est encore vibrante d’animation, attirant les touristes du monde entier.

Une ville qui vit ainsi un second âge d’or.

Le quartier de Getsemani en est un parfait exemple. Quartier des affranchis, lieu de perdition ou de révolution au fil des siècles, c’est aujourd’hui et grâce à une renaissance par l’art le quartier le plus « hype » (et donc le m2 le plus cher) de la ville. Ses rues multicolores débordantes de vie sont recouvertes de fresques aux couleurs vives qui représentent artistiquement l’histoire et la renaissance de ce quartier. Posadas charmantes, boutiques design, café galeries d’art ou simple mur nu, chaque façade exprime sa culture en couleurs vives.

La tortue, symbole du quartier, revient fréquemment dans ces fresques, ainsi que le serpent, en écho à une des principales légendes locales, qui reflète bien l’état d’esprit de l’époque coloniale, période sombre de Cartagène, marquée par les attaques répétées des pirates et par une inquisition particulièrement développée, l’église catholique étant soucieuse d’en finir avec les croyances animistes des indiens natifs et des esclaves.

La légende se passe dans le quartier de Getsemani, où vivaient entassés dans des masures insalubres les familles des récents affranchis, les mulâtres et de tous ceux qui n’avaient pas les moyens d’habiter dans le beau centre ville et ses maisons à balustrades. Ses petites ruelles tortueuses et peu éclairées en faisaient un lieu mal famé et dangereux pour quiconque n’y habitait pas.

Et en cette année 1608, la panique régnait. En effet depuis plusieurs mois, ses habitants étaient victimes d’attaques nocturnes de la part d’un animal monstrueux. Celui-ci arrivait avec un bruit semblable à celui d’un énorme reptile glissant sur le sol, et faisait retentir son sifflement effrayant dans la rue, promettant de faire disparaitre quiconque avait le malheur de trainer dehors. Enfants, femmes et même hommes vaillants, tout le monde était terrorisé par ce bruit, au point que plus personne n’osait mettre le nez hors de chez lui, ne serait ce que pour identifier l’origine de cet effrayant vacarme.

Une calamité pour ce quartier dont la vie nocturne, vu les températures clémentes, est en grande partie à l’extérieur. Les habitants finirent par en référer aux autorités, au point que leurs plaintes arrivèrent aux oreilles de l’Alcalde de l’époque, Don Antonio de Vilora. C’était un homme qui aimait l’ordre et n’avait pas froid aux yeux. Il avait vu beaucoup de choses étranges dans ce territoire, et donc ne prenait pas à la légère ce genre de rumeurs. Il décida donc de s’occuper de l’affaire en personne, et, pour montrer son courage, s’arma et décida de faire une ronde nocturne pour surprendre le monstre et éclairer le mystère.

Il attendit de longues heures dans les rues désertes et silencieuses, quand soudain le bruit redouté retentit et quelques instants après surgit dans la rue un gigantesque serpent à sonnette, avec des immenses yeux phosphorescents et une langue noire sifflant entre ses crochets venimeux. Un véritable monstre. Il s’avança droit vers l’alcalde, secouant les anneaux de son escabelle d’un air menaçant. De quoi faire trembler de peur une armée entière. Mais pas Don Antonio de Vilora.

L’alcalde n’était pas seulement un homme de pouvoir, mais aussi de savoir. Il avait passé de nombreuses années sur l’ile de Saint Domingue, où les animistes règnaient en maitre et il s’y était initié à la magie blanche. Voyant ce monstre devant lui, loin de fuir il s’empressa de tracer dans les airs des symboles magiques et des formules de révélation qu’il avait apprises. Le résultat ne se fit pas attendre : le monstre s’arrêta, recula puis, s’effondrant sur lui-même il se transforma, pour redevenir ce qu’il était vraiment, une femme du peuple. C’était donc bien une sorcière.

Se voyant dépossédée de ses pouvoirs, la femme sorcière se jeta aux pieds de l’alcalde pour demander pardon et implorer sa grâce, mais rien n’y fit, l’alcalde l’emmena et la fit enfermer. L’histoire dit qu’elle resta en prison jusqu’en 1614, où le saint tribunal de l’inquisition la condamna à 200 coups de fouet et au bannissement à vie.

On renomma la rue Calle de la Sierpe, et la légende fit rapidement parti des contes pour enfant de la veillée locale.

Si les faits réels sont difficilement vérifiables, leur portée l’est moins car au-delà de la référence au péché originel et à la femme complice du diable, l’inquisition a bien existé à Carthagène. Par ses prisons sont passées un nombre important de femmes du peuple, soupçonnées de « sorcellerie » et dénoncées par quiconque voulait s’en débarrasser (car la délation était anonyme, et il suffisait de trois papiers accusant la même personne pour qu’elle soit soumise à la « question »). Au point qu’il y a à encore de nos jours à Carthagène un musée de l’inquisition permettant de voir les trésors de créativité déployés pour faire « avouer » sous la torture les prétendues sorcières. Plus besoin de formules magiques pour dévoiler leur véritable identité, il suffit d’une souffrance insoutenable.

Sur les murs de Getsemani sont donc peints de nombreuses fresques murales en souvenir de ces femmes puissantes ou guérisseuses condamnées pour leurs pouvoirs pourtant le plus souvent fort peu magiques. Une manière indirecte pour elles de réenchanter leur quartier…

Et c’est une réussite, car on tombe vite sous le charme de ce quartier et son âme métissée.

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